N'en jetons presque plus ! Trions, reprenons, détournons.
L'essentiel est presque bien dit et redit, en long, en large...
Reprenons serré, de travers, à travers.
Par les moyens d'avenir du présent. Pour le présent de l'avenir.
(OTTO)KARL

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2009-09-02

autrement métier

Au fond, c'était une bonne enfance. On m'aimait bien, je rendais service. J'étais fier de ma force et je ne faisais jamais rien qui m'ennuyât.
César, malgré ses efforts, n'était jamais parvenu à m'imposer une discipline. (...) Il me répétait constamment que je devais choisir un métier et me préparer dès à présent à l'exercer. Ces paroles n'avaient pas d'importance. (...) Moi qui aimais tant la liberté, je n'imaginais même pas qu'elle eût un prix, et qu'il fallait la défendre.
« Tu vois, tous les autres travaillent, disait César. Moi, j'ai travaillé toute ma vie (...) Adèle travaille; tu dois travailler. »
Je ne répondais pas. César m'étourdissait. Je ne savais pas opposer des mots à des mots. Pourquoi « travailler » avait-il un son si menaçant dans sa bouche ? Je n'avais peur d'aucun effort. Forger, labourer, vendre des livres ou distribuer des billets de chemin de fer, c'étaient de bons boulots qui me plaisaient, mais tous à la fois. Quand j'avais tenu la barre que Ladeuil martelait, je filais chez Lorne et montais sur l'échelle pour prendre un livre dans le dernier rayon (Lorne avait le vertige). L'après-midi, j'aidais les Colas à faner. À la fin du jour, je m'étais bien agité.
César s'en rendait compte :
« Tu cours partout, tu aides tout le monde, mais si tu restes une demi-heure à droite, une demi-heure à gauche, jamais on ne te paiera ! » C'était vrai. On ne me payait pas; mais chez les Colas, à la saison des fruits, je prenais tout ce que je voulais. Je ne demandais pas; on ne me disait pas : « Prends »; cela paraissait naturel. Chez Lorne, je lisais les livres. Chez Ladeuil, je m'amusais à fabriquer des piquets des fer pour attacher les vaches à Colas. Boubée, le pharmacien, m'envoyait porter un flacon chez un médecin ou chercher une bonbonne à la gare et je plongeais la main dans les bocaux de guimauve et de goudron-tolu.
Bien sûr que si ma vie ne s'était pas orientée autrement, je serais parvenu à vivre ainsi, toujours libre, toujours utile. J'aurais mangé chez l'un ou chez l'autre, bu des canons un peu partout. Il y a toujours assez de pantalons et de vestes pour tout le monde. La campagne est un vaste réservoir; je me serais emparé de tous les trop-pleins. Trop de lapins dans cette nichée ? Je les prends; ma chatte les nourrira, et l'herbe des chemins. Il y a toujours des pommes sur les arbres, du lait au pis des vaches, des lièvres au collet. À l'automne, la femme du garde-chasse me fait goûter le civet.
Je sais que je passe pour un vieux con quand je vante la vie d'autrefois mais on n'a aucune idée de la tranquillité de ces petits pays. On n'aimait pas donner de l'argent mais je n'en demandais pas. Il y a du bois dans la forêt; les braises se conservent sous la cendre. On souffle; ça repart; il fait chaud. Les murs sont épais; la cheminée est grande. Je dors à la nuit et je m'éveille à l'aube. Quand il pleut, on épluche les châtaignes, on égrène le maïs ou on dort dans le foin. J'aide le tonnelier et j'emmène un vieux fût de cinquante-cinq; je vendange chez l'Astruc et je remplis mon fût. En voilà pour un petit mois. Il y a du vin, de l'herbe et du bois pour tout le monde. (...)
Je ne me serais pas marié. Pourquoi faire des mômes ? Ceux des autres sont gentils et tout drôles; les femmes sont partout. Je les aurais toutes connues. Avec moi, ça n'aurait pas tiré à conséquence et ça aurait fait plaisir.
J'aurais peint quand même, sûrement; c'est dans ma peau. J'aurais donné les toiles. J'allais dans les châteaux tout aussi bien. Le curé me respectait comme l'oiseau des champs. Vieux, tout le pays m'aidait. J'en suis sûr. Je les ai vu nourrir une vieille chouette impotente et mauvaise. C'est de sortir l'argent qui rend les gens méchants. C'est ça qui a failli me rendre enragé. Vieux et solide comme je suis, j'aurais eu tous les jeunes autour de moi, à me faire raconter toutes mes histoires.
Suffit. Ça ne s'est pas passé comme ça.
(J.P. — VPI57-9)
cf. vers la fin du travaliénant